Changer le sens des rivières

Murielle Magellan

Julliard, 2019

Alexandre a déjà imaginé le scénario dans lequel cette liaison pourrait l’entraîner : il s’attache à elle, à sa sensualité, à son art de l’étreinte, il se revoient, ils font l’amour souvent; le reste du temps, il monologue et elle l’admire. Pas de répondant. Trop de disparités. Peu à peu le désir s’étiole, plus rien ne les tient, il se lasse et la quitte triste d’incarner une supériorité qu’il se refuse à assumer, mais qu’il ressent pourtant. 

Marie est une jeune serveuse vaillante, elle a 23 ans. Elle s’assume complètement et elle assume son père malade. Et elle compte, elle compte son revenu, ses charges, son budget. Elle se maintient à flot. Elle s’amourache d’un garçon, cet Alexandre, qui la trouve belle et sensuelle. C’est un jeune graphiste, passionné de cinéma et rêve de réaliser des films. Marie n’a pas sa culture, elle ne connaît pas Truffaut et encore moins « Le dernier métro ». Ce fossé fait qu’il prend la décision de ne pas poursuivre la relation. Marie ne le comprend pas, ne l’admet pas. Cela dérape.

Murielle Magellan décrit parfaitement l’esprit et l’univers de Marie. Je me suis attachée tout de suite à ce personnage droit et honnête évoluant dans un milieu social que je connais bien.

Elle se retrouve confrontée à la justice et le personnage du juge sera déterminant dans son avenir.

J’ai beaucoup apprécié que Marie s’éveille, jour après jour. Elle s’éveille à elle-même, ses capacités, elle prend confiance en elle et elle s’ouvre sur le monde, la vie, tous les possibles. Elle n’est plus enfermée dans sa condition et peut imaginer un ailleurs, un autrement (« sa ségrégation culturelle inconsciente »). Son conditionnement de classe fait qu’elle pensait qu’elle devait rester à sa place mais une rencontre, des rencontres l’ont fait avancer.

Alexandre, son petit ami, semble plus armé culturellement, mais reste un grand rêveur et ne semble pas avoir toute cette disponibilité d’esprit pour évoluer. On se doute qu’il ne deviendra jamais réalisateur.

Elles semblent libres, tellement plus libres que Marie avec son emploi du temps, ses contraintes, ses dettes, ses doutes, ce sentiment confus d’un monde inaccessible et interdit dans lequel Inge et Victoria pataugent sans complexe pour se retirer quand ça leur chante. 

Marie est entrée dans la vie, elle en a pris les rennes et ira où elle voudra.

Demander, et insister. Oser. Chercher. Etre au-delà des humiliations. Sans rancune. Sans tenir les comptes. Il fallait donc cela pour apercevoir un peu de l’infinie richesse du monde qui semble s’éclairer désormais comme un labyrinthe vu du ciel. 

On ne naît pas égaux au départ (corps, environnement familial et social…) mais la force de chacun, la prise de conscience, des rencontres ou pas peuvent tout faire changer. Chacun décide de l’orientation de sa trajectoire (et aussi de ses bifurcations) dans la vie et en est responsable. Oui, c’est très sartrien comme point de vue. Le travail et l’engagement priment et bien sûr, il faut de l’audace pour envisager un projet qui peut sembler inaccessible au premier abord.

J’ai beaucoup apprécié ce roman et l’écriture de Murielle Magellan. On y ressent beaucoup de tendresse et de bienveillance pour ses personnages, toute l’humanité qui est en chacun d’eux est exprimée. Ce roman se passe au Havre, la ville de mes années d’étudiantes et cela ajoute de la tendresse supplémentaire. Ce roman m’a beaucoup touchée. Je vais le garder précieusement. C’est un roman qui fait beaucoup de bien. La douceur n’y est pas présentée comme de la faiblesse.

En m’intéressant au parcours de Murielle Magellan, je la vois partout maintenant car elle a fait et elle fait beaucoup de choses : romancière, scénariste, auteure et metteur en scène au théâtre (comment dit-on au féminin ?). J’ai vu dernièrement à la télévision le film « Une famille à louer » de Jean-Pierre Améris dont elle a écrit le scénario avec comme acteurs Virginie Efira et Benoît Poelvoorde où on retrouve ce thème de personnages de milieux différents qui ne communiquent pas au départ et qui s’ouvrent ensuite à l’autre ensuite. Elle a été scénariste aussi du film « Ange et Gabriel » d’Anne Giafferi avec Isabelle Carré et Patrick Bruel et de « Sous les jupes des filles » d’Audrey Dana.

Je suis en train de lire « N’oublie pas les oiseaux », un roman autobiographique qui nous montre la richesse du parcours de Murielle Magellan et aussi son humanité. Je prends beaucoup de plaisir à lire ce roman autobiographique.